Falgatna | Tunisia

Author Bio: 

Amal Bint Nadia is a feminist from Tunisia. Since 2011, she has organized and coordinated several events (World Social Forum 2013, Revolutionary Youth Movements...). In 2013, she co-founded the collective Al Sajin 52 that fights against repressive laws that undermine bodily autonomy and integrity. She is also a member of the Feminist Literary Collective Chaml. After a few collaborations with national and international media, she turned to journalism and joined the platform Nawaat. There, she focused on the evolution of social movements, the struggles for individual freedoms, and the role of audiovisual material in normalizing violence and discrimination. She collaborated with Chouf, a collective for the bodily and sexual rights of those assigned or self-identified as women or non-binary, during their second edition of the international feminist art festival Chouftouhonna, before joining the group. Currently, Amal is one of the initiators of the Falgatna movement, one of the moderators of the EnaZeda page, and the General Coordinator of the Chouf association. In her work on the deconstruction of standards, discrimination, and individual freedoms, she bridges art with activism as much as possible.

Cite This: 
Amal Bint Nadia. "Falgatna | Tunisia". Kohl: a Journal for Body and Gender Research Vol. 5 No. 3 (05 March 2020): pp. 7-7. (Last accessed on 30 December 2024). Available at: https://kohljournal.press/falgatna-tunisia.
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Revolutionary

Clara Chidiac

Le lundi 25 novembre 2019, première journée des 16 jours de lutte pour l’élimination de la violence à l’encontre des femmes, des chiliennes se manifestent à travers une performance « Un violador en tu camino » créée par le Collectif LasTesis – un groupe local féministe qui s’oppose au régime policier. L’action est réalisée dans différents lieux de Santiago. Cet hymne qui dénonce la discrimination, la violence, et les féminicides, accuse la complicité des institutions gouvernementales. À leur tête, la police.

Reproduit massivement dans plusieurs villes chiliennes avant de parcourir le monde, l’hymne est scandé au Pérou, en Argentine, en Colombie, au Mexique, en Australie, aux États-Unis, au Royaume-Uni, en France, en Grèce, au Liban, au Ghana, en Tunisie, en Inde, en Turquie…

La situation des femmes et la discrimination basée sur le genre étant universelles et face aux innombrables témoignages de harcèlement et violences sexuelles qu'on observait sur la page du mouvement citoyen et indépendant EnaZeda, une centaine de personnes*1 se sont données rendez-vous le 14 décembre 2019 à la Place de la Municipalité de la Kasbah (Tunis), afin de se solidariser avec les manifestations sociales au Chili. Le rassemblement exprimait un ras-le-bol général envers la culture de condamnation des victimes et la banalisation des violences patriarcales.

 

L’étincelle

Dès l'indépendance, la Tunisie s'est appropriée l'image d'un état féministe pionnier en matière de protection des droits des femmes dans la région du MENA. Mais en réalité, cette image du système est des plus erronées : des femmes y restent victimes de discrimination dans tous les domaines. Elles sont soumises à tous genres de violence, comme le montrent plusieurs statistiques et études nationales et internationales (voir par exemple l’enquête du CREDIF de 2016).

Avec la promulgation du Code du statut personnel de 1956, l’état tunisien s'est approprié le mérite des droits des femmes, en invisibilisant la lutte féminine contre la colonisation ainsi que la lutte pour les droits des femmes. C’est de là qu’est né le féminisme institutionnel duquel a découlé ce mythe de la femme tunisienne émancipée. Tout comme Bourguiba, Ben Ali a continué à promouvoir cette image. Au temps de la dictature, les tunisiennes étaient enfermées dans l'unique image de la femme émancipée et indépendante à laquelle elles ne s’identifiaient pas et de laquelle elles ne pouvaient pas se défaire. La vivacité du mouvement féministe tunisien a toujours été marginalisée, mais cela n’a pas empêché les tunisiennes d’être au cœur des mobilisations sociales.

Suite au soulèvement populaire du 17 décembre 2010 - 14 janvier 2014, la lutte pour les libertés individuelles s’est imposée dans les débats politiques. Ainsi a-t-on souvent entendu dans les discours politiques, les médias, les écoles, et autres, que « les tunisiennes devraient s’estimer heureuses d’avoir des droits contrairement à d’autres pays de la région du MENA », ou encore, que « les femmes tunisiennes ont eu leur liberté en cadeau grâce au président Bourguiba, qui leur a offert leur émancipation sans qu’elles ne luttent ». C’était une façon timide de dire qu’elles « ne méritent pas ces droits ».

D’années en années, la rage féministe ne faisait qu’exploser : en 2012, Meriem Ben Mohamed (comme elle a décidé de se nommer) est violée par des policiers dans la rue. En 2014, Eya, 13 ans, est brûlée vive par son père car elle est vue rentrée de l'école avec un camarade. En 2016, une fille de 13 ans, enceinte de 3 mois, violée par un jeune homme de 21 ans, l'épouse grâce à une autorisation du tribunal.

Suite au décès de Eya cité ci-dessus, la première campagne #EnaZeda (#MeToo en tunisien) a vu le jour le 9 juin 2014. Des féministes indépendantes lancent un appel à témoignages, et créent une page intitulée « Moi aussi j’ai été violentée ». Les réactions ne tardent pas. Les réseaux sociaux sont rapidement submergés de centaines de témoignages, dévoilant la violence banalisée que subissent les femmes au quotidien. L’indignation est à son comble. Cette même période, plusieurs jeunes associations féministes voient le jour et les médias commencent à se pencher sur le sujet.

Au-delà de l’égalité entre hommes et femmes, les revendications portent désormais sur la dépénalisation de l’homosexualité et la libre disposition du corps. L’alliance entre le mouvement féministe et le mouvement LGBT++ est claire. Elle se traduit par plusieurs actions communes et par la mise en place, en mai 2016, d’un collectif tunisien pour les libertés individuelles, regroupant une trentaine d’association. En mai 2017, une coalition des associations LGBT++ tunisienne présente un rapport des parties prenants lors de l'Examen Périodique Universel de la Tunisie. En juillet de la même année, l’Assemblée des Représentants du Peuple adopte la loi intégrale portant sur l’interdiction de la violence à l’égard des femmes et notamment les violences familiales. La loi, dont l’idée remonte à 2006, n’a pu se concrétiser qu’après un long combat mené par la société civile avec l’ATFD à sa tête.

Le code du statut personnel, devenu obsolète avec le temps, fait l’objet d’un débat national houleux. Ce code comporte des mesures discriminatoires inspirées de la charia : le mari comme chef de famille; la tutelle paternelle des enfants sauf situation particulière; l’obligation de la dot pour les mariages, même si symbolique; le mariage en cas de viol pour l’impunité; et la discrimination dans l’héritage. En août 2017, Beji Caied Essebsi, président de la république, crée la Commission des libertés individuelles et de l’égalité (COLIBE), qui publiera un an plus tard un rapport concernant les réformes législatives aux libertés individuelles et à l’égalité dans le but d’harmoniser les lois à la constitution de 2014 ainsi qu’aux normes internationales des droits humains. Cette tactique de Beji Caied Essebsi, un comportement hérité de Bourguiba (son mentor et premier président et dictateur tunisien), arrive comme une campagne électorale précoce pour regagner la confiance de sa base électorale, composée principalement de femmes.

Pourtant, les violences et discrimination ne s’arrêtent pas. On entend de-ci de-là des affaires de viols et de féminicides, et les victimes n’ont pas d’âge : ça va d’un enfant à une dame de 80 années. Des femmes agricultrices sont transportées comme du bétail à l’arrière de pickups et plusieurs accidents de route font leur mort – déjà qu’elles sont payées la moitié d’un homme pour faire le même boulot mais en plus elles crèvent sous le silence de l’état. Des étudiantes dénoncent des professeurs et enseignants, dans des écoles, lycées et universités. Bref, rien ne va plus.

En début 2019, un groupe intitulé « j’ai dénoncé pour vous » est lancé dans le but de libérer la parole des femmes ayant subi des violences verbales et/ou physiques. Le groupe est rapidement attaqué. Des personnes s'y introduisent et brisent le safe space en partageant des captures d'écrans de témoignages de femmes sur le groupe, avec les accusés. Une campagne de lynchage est organisée par un grand groupe d'hommes : avec le porn revenge et le partage de discussions privées et intimes, plusieurs femmes sont attaquées.

Mais une chose était surprenante : les survivantes témoignaient, encore, en masse. « La honte commençait visiblement à se défaire et la solidarité féminine à se forgée », se rappelle Nour, une participante de Falgatna.

Le 14 octobre 2019, c’est un représentant du peuple qui est pointé du doigt : Zouhaier Makhlouf est accusé par une jeune fille. Les réseaux sociaux s’enflamment. Le 15 octobre, le mouvement #EnaZeda (#MeToo en tunisien) renaît de ses cendres. Une page est créée par un groupe d’activistes féministes indépendantes. Depuis sa création, la page reçoit, en moyenne, 20 témoignages par semaines. Le shaming des victimes est malheureusement bel et bien réel ainsi que la réfutation des faits, le mansplaining, et le blaming.

Très rapidement, on se rend compte qu’en Tunisie, Weinstein est tellement diversifié qu’il prend la forme d’un parlementaire comme Zouhaier Makhlouf. Il est aussi un enseignant à l’école normale de Tunis comme Aymen Hacen, un assistant de direction au théâtre national, à savoir Oussama Jemai, un journaliste tel que Saif Soudani, un Hamza Abidi dit « activiste », un comédien tel que Fathi Haddaoui… La liste est longue d’échantillons parmi tant d’autres qui remplissent les rues, les écoles, les hôpitaux, les tribunaux, les maisons, etc.

Appelé.es par l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates (ATFD), tunisiennes et tunisiens ont marché dans différentes villes avant de se rassembler au centre-ville de Tunis le 30 novembre 2019 pour manifester contre les violences faites aux femmes. Mais la tension n’arrivait pas à être contenue. J’ai discuté avec des personnes* qui font partie de Falgatna, loin des structures associatives, et qui m’ont fait part de leurs expériences féministes. « Je me sentais étranglée par le sexisme et la violence. Je devais faire quelque chose », se rappelle Sondes. « La rage et la frustration que je vivais en tant que femme tunisienne et noire m’a donné envie d’agir », ajoute Khawla.

 

Le mécanisme

Le 3 décembre, dans un groupe féministe secret sur Facebook, on parle d’un besoin de hurler, de manifester de la rage. Une proposition de reprendre l’hymne chilien est très vite adoptée. C’est ainsi que Falgatna (on en a marre) a vu le jour. En quelques heures, l’initiative devient collective et conquis des personnes de différents horizons. « Falgatna a su réunir des personnes malgré leurs différents et différences. C’est très beau. On ne se sent plus seule », explique Khawla. Le principe est simple : rejeter tout type d’hiérarchie, s’autofinancer, être intersectionnelle et participative, s’éloigner de l’institutionnalisation, ne porter aucune couleur politique-idéologique unique, être le plus ouvert.e possible à toutes personnes*. « Je me trouvais seule quand je faisais face au racisme. Les mouvements féministes existant n’étaient pas assez inclusifs », complète Khawla.

Plusieurs traductions en dialecte tunisien sont proposées. La traduction parfaite devait refléter les témoignages affligeants sous le hashtag #EnaZeda qui ternissent le quotidien de plusieurs, des histoires à la fois attristantes et enrageantes. Des musiciennes se joignent à l’équipe, et après plusieurs exercices et de multiples interactions, le rythme est fixé et les partitions sont prêtes. Voici venu le temps de la chorégraphie : simple et expressive.

Pour s’organiser, un compte Facebook intitulé Fal Gatna a été créé et en une journée, près de mille personnes s’y sont abonnées. « Les gens qui ne pouvaient pas se déplacer nous suivait en ligne et participaient à la prise de décision », raconte fièrement Nour.

Pendant une dizaine de journées, à chaque rencontre, de nouvelles personnes se joignaient au groupe, qui se présentait comme une occasion pour partager, rire, pleurer, s’indigner, mais aussi de s’améliorer, échanger des idées, proposer. Cette union venait comme une lueur d’espoir dans cette grisaille. « Le silence n’avait plus de place », dit Amal. « On ne se connaissait pas mais il y a eu cette solidarité particulière qui nous a soudé », se souvient Jawaher. « On parlait la même langue, celle d’un ras-le-bol féministe qui ne se formulait plus à demi-mots », ajoute Amal.

Samedi 14 décembre 2019, 14H, à la Place de la Municipalité de la Kasbah à Tunis ainsi qu’à Paris, une centaine de tunisien.nes assigné.es à la naissance et/ou s’identifiant en tant que femmes, sont venu.es crier leur ras-le-bol des discriminations et violences qui découlent du patriarcat. De là a vu le jour Falgatna. Selon Iman, ce ras-le-bol n’est « pas le résultat d’un événement précis mais d’une série d’injustices ».

 

Une nouvelle ère

Falgatna est sans doute la prolongation de ce cris mondial, dressé contre les femicides, les violences, les discriminations, mais aussi contre l’impunité. C’est un mouvement collectif tunisien, féministe, intersectionnel, inclusif, indépendant, anticapitaliste, et décolonial qui lutte contre le sexisme, ainsi que la queerophobie, la xénophobie, le racisme, le classisme, l’élitisme, le validisme, etc. Ce mouvement rejette toutes formes d’hiérarchies : ni membres d’honneur, ni sympathisants. L’intelligence collective et le consentement de tou.tes dans la prise de décision sont ses moteurs. Il ne fait ni plaidoyer, ni campagnes de sensibilisation, ni capacity building, et n’offre aucun service. C’est une sorte de cri, de sonnette d’alarme qui agit comme un veillant de dénonciation. Falgatna essaye de sortir du schéma, devenu normatif, de la lutte. Et c’est ce qui fait sa spécificité. « L’aspect le plus attrayant de ce mouvement, c'est qu'il a été amené par des femmes individuelles, motivées par l’unique sentiment de colère », explique Dorsaf.

Ces dernières années, le militantisme s’est professionnalisé. « Les associations sont trop structurées et ont un agenda précis. Ce n’est pas facile d’agir spontanément », pense Sondes. « Le militantisme est devenu une propriété d’une certaine élite. Quelques personnes monopolisent la scène », précise Iman. « Mais certain mouvement, comme #EnaZeda ou Falgatna, ne peuvent pas avoir de leader ni de représentant. Juste des modératrices », ajoute Syrine.

Les gens ont commencé à perdre foi en la société civile. Les associations et organisations ont de plus en plus affichées leurs couleurs politiques et idéologiques. Plusieurs n’arrivaient plus à s’identifier. Falgatna est sans doute, une expérience sociale horizontale à la limite anarchiste. Il y a cette liberté d'agir sans les contours imposés par des bailleurs de fonds ou des deadline pour rédiger des rapports.

9 ans après le 14 janvier, un constat amer fait la dépression et le désespoir généralisés. La fatigue et la pression ont terni la clairvoyance. La sororité qu'on prône est devenue copinage. « Lors de ma dernière expérience dans une association féministe […] au lieu de se battre contre le même oppresseur, on s’est tiré les unes sur les autres pour du pouvoir, de la visibilité », dit Dorsaf.

Ce qui distingue Falgatna des autres mouvements, organisations ou collectifs, c'est son populisme. Falgatna n'est pas élitiste et n'a pas de jargon classiste. Ce mouvement tente de se dérober dans différentes régions, tout en s'appuyant sur les spécificités et réalités de chacunes. « Ce ne serait pas logique que nous qui habitons à Tunis, allions dire à celles qui habitent ailleurs comment lutter et pourquoi », se rappelle Sana.

Dans un mouvement horizontal, les gens se sentent plus libre de partager leur ressenti. Il n’y a pas de tête d’affiche, ni de présidente, ni de représentant.e médiatique. Falgatna s'appuie sur l'établissement d'un vrai dialogue partcipatif ou tou.tes ont leur mot à dire. C’est un mouvement initié sans un but de control mais plutôt pour faire entendre les différentes revendications féministes, queer, socio-économiques, et politiques.

  • 1. Personnes assignées à la naissance et/ou s’identifiant en tant que femmes ou non-binaires.
Notes: